What cha' man !

Publié le par IP

Ils étaient nés à deux minutes d’intervalles après 9 mois de vie commune. Partageant un espace si menu que de réels liens s’étaient tissés. Des liens fraternels que rien ne pourrait briser.
Monsieur Abokoopondu, du Sénégal, était chaman - Un chaman reconnu, renommé, à la fois craint et respecté. N’avait-il pas transformé en nigaud verrat le père Michel ?
Ainsi, roses et fripés, couverts des restes du liquide amniotique, et tachés de sang, ils poussaient harmonieusement des geignements suraigus en attendant le lait maternel. Monsieur A (je fais court pour écrire son nom, d’accord ?) lui était satisfait. Les enfants semblaient en bonne santé, et pleins de vie. Deux petits êtres unis pour 9 mois, unis pour l’éternité.
À peine la délivrance opérée, Monsieur A avait discrètement ramassé un peu du liquide de vie, ainsi répandu sur le sol, dans une des fioles qu’il portait toujours sur lui. Interrogé sur la foultitude de fioles diverses qui composait sa panoplie, il avait répondu en souriant : « On se sait jamais ce que l’on va trouver et qui va nécessiter une collecte immédiate, non ? ». Il avait donc profité de cet instant magique pour couper deux mèches encore collantes sur les crânes ramollis des enfants, avant de glisser le tout dans l’une de ses fioles.
Puis, il était reparti au village, son précieux butin dissimulé dans sa poche. Aussitôt dans sa case, il avait commencé à tisser deux petites poupées en fibres de coco. Elles allaient rejoindre la dizaine d’autres effigies posées à même le sol dans sa grande case. Voyez-vous, si Monsieur A était magnanime, il était aussi froid et calculateur. Cela personne ne le savait, et on le considérait comme un philanthrope invétéré chez lequel on venait chercher conseils, réconfort, et aide médicale.
Il s’assit sur la terre battue, et commença à tresser. Minutieusement et habillement, il fit apparaître un corps puis deux, suivirent les membres, et enfin les têtes. Ses doigts noueux bougeaient sans cesse accompagnés par une mélopée incantatoire. Enfin, il déposa sur les poupées nouvellement apparues les mèches recueillies religieusement quelques heures auparavant, et il aspergea du liquide amniotique ces représentations humaines. Finalement, il prononça les mots qui allaient sceller l’avenir des deux nouveaux-nés :
« Unis à toi, Unis à lui,
Unis à moi, Unis pour la vie. » (j’ai traduit car peu de vous parle le Malinké.)
À cet instant même, et à des kilomètres de là, les deux nouveaux-nés poussèrent à l'unisson un hurlement hors du commun qui effraya leur mère, ses proches, et les chats du voisinage.
Les années passèrent. Ils grandirent.
Unis.
Unis dans la joie, unis dans la douleur.
Monsieur A lui, sortaient ses petites poupées de temps en temps, glissant une aiguille ici ou là en fonction de son humeur, et de ses goûts. À chaque insertion dans la représentation fibreuse de l’Humain, une douleur apparaissait chez son jumeau de chair et d’os.
Et on venait le voir à chaque douleur, il donnait alors un conseil, une pommade, un plante, et ramassait une pièce, un poulet, des légumes. Il vivait bien Monsieur A. Il vivait bien.
Quant à nos deux enfants, ils grandissaient aussi.
Cependant, il tenait particulièrement à « ses jumeaux », car il s’agissait de la seule paire dont il disposait. Ce qui le divertissait le plus était l’intime union de ces deux êtres. Quand par exemple, il glissait une aiguille dans les cervicales de l’un d’entre eux, l’autre ressentait « inconsciemment » la même douleur. Double joie, double plaisir qu’il avait découvert assez rapidement lorsque leur mère était venue, lors de leur dixième anniversaire, pour se plaindre des maux communs dont sa paire souffrait. Monsieur A avait donné des feuilles pour un thé, mais il ne comprennait pas la "même douleur" alors qu'il y avait qu'une aiguille dans un seul jumeau. Alors il avait renouvelé, en bon  chaman « scientifique », l’expérience pour s’assurer qu’il y avait bien une correspondance. Ses résultats avaient été concluants.
Deux pour le prix d’un, quelle aubaine !
Seulement, voilà Monsieur A, âgé de 127 ans, n’était pas éternel. Lui aussi vieillissait. Il avait alors cherché un fidèle successeur.
Voilà pourquoi je me suis retrouvé assis sur la terre battue à côté d’un Monsieur A respirant péniblement. Il faisait très chaud dehors, mais étonnement la hutte était fraîche. Il posa sur moi un dernier regard, puis laissa glisser ses yeux sur le plafond uni.
Puis sa cage thoracique se leva une dernière fois, ses yeux cherchèrent une image avec laquelle il allait quitter ce lieu, puis il glissa vers une torpeur morbide.
Monsieur A était mort. Désormais je le remplaçai.
Comme il me l’avait conseillé avant de « partir », je sortis un grand couteau, et je commençai à le découper. Ce soir, j’allai manger Monsieur A - le manger cru. Il me l’avait bien dit, les pouvoirs des chamans se passaient de façon unique.
En attendant ce funeste repas, je me levai et me dirigeai vers le coin de la case où étaient minutieusement rangés les poupées. Elles étaient toutes là, elles m’attendaient presque. Une attira particulièrement mon attention, car elle était au milieu de la pièce. Une immense aiguille lui traversait l’épaule. Je pris cette poupée, et lu le nom qui lui barrait le poitrail.
C’était le mien !
Aussitôt, j’ôtai cette longue aiguille, et la laissai tomber sur le sol.
« Ah le pécari ! » pensai-je alors que ma douleur s'estompait.
Je retournai auprès du feu Monsieur A, et commençai mon festif festin funéraire. J'avais faim.
Croquant le foie, mes pensées filai à 100 à l’heure en découvrant ma nouvelle responsabilité et cet étrange pouvoir.
J’étais chaman.
Repu, et excité, je retournai retrouver les poupées. Mes poupées. La nuit allait être longue pensai-je, choississant la poupée que je venais de selectionner.
Je m’installai près de la faible lumière qui éclairait désormais la case, et rangeai à côté de moi les poupées des personnes avec lesquelles j’avais eu des différents. Merci Monsieur A !

À 4000 kilomètres de là, Monsieur S tond sa pelouse. Il est 7h du matin en ce dimanche, il fait beau, quand soudainement une douleur déchire son poitrail.

Publié dans Ecrits

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M
Dommage pour lui, mais il l'a bien cherché !!!
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I
Qui me cherche me trouve !
T
Warf ! Excellent, je me suis fait cueillir par surprise, pas vu venir, celui-là ! :~)(heuuu...  au fait, tu n'as pas trouvé de poupée à mon effigie, hein ?)
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I
Ta poupee? Je te l'envoie cette semaine...tu veux que j'ote les aiguilles avant?